La dialectique est une chose merveilleuse… c’est en discutant avec Eugénie (du blog Je ne suis pas un MJ mais…) que j’ai compris qu’il manquait certaines idées dans mon précédent billet sur les propositions et les affirmations. Du coup je reviens, avec une édition .5 du troisième billet, une 3.5 quoi (parce que la référence était trop belle) et un petit développement sur les gestes élémentaires de l’invalidation et de l’effacement.
Du théâtre d’improvisation et de l’affirmation
Il semble bien en effet qu’en théâtre d’improvisation on ait besoin du geste de la validation pour que les choses fonctionnent. Alors bien sûr ce n’est pas exactement la validation traditionnelle du meneur de jeu – ce poste n’est généralement pas pourvu – mais celle de tous les joueurs, et surtout des joueurs avec lesquels on est en interaction directe, ceux avec qui on… échange.
Sans validation de la part de l’autre, on ne peut pas savoir si ce qu’on dit a une quelconque valeur, on a l’impression de soliloquer, on doute : est-ce que ce je dis est nul ? Est-ce qu’ils m’ont bien entendu ? (ceux qui ont enseigné ont forcément déjà connu cette sensation, quand une classe entière ne vous renvoie aucun feedback et que vous vous sentez soudain très seul). Notre activité est par essence sociale, nous interagissons les uns avec les autres, et comme dans toute activité sociale nous avons besoin que les autres nous montrent qu’ils nous écoutent, qu’ils nous témoignent de l’attention.
Cela me rappelle ce que Roman Jakobson appelle la « fonction phatique » du langage. Cette notion concerne simplement tout ce sert à maintenir la communication avec l’interlocuteur, de faire en sorte qu’il n’y ait pas rupture. Quand je dis « allo » au téléphone, c’est pour signaler à mon interlocuteur que je l’écoute ; quand je dis « euhhhh », c’est pour éviter un gros silence gênant et signifier que je n’ai pas fini de parler ; quand je dis « tu vois », je m’assure qu’on me suit toujours ; quand je hoche la tête en faisant « mm mm », je manifeste la continuité de mon attention.
Et quand je dis « Ok je me laisse chopper par le col, par contre tu sens une lame pointer contre ton bas-ventre », je fais d’abord en sorte d’assurer à mon partenaire que je tiens compte de ce qu’il a dit. Je valide, avant de faire une nouvelle proposition. Si je me contente d’un « Tu sens une lame pointer contre ton bas-ventre », mon partenaire pourrait avoir l’impression que je rejette violemment sa proposition ; dans une telle situation, la tension peut rapidement monter entre les joueurs, et le recours à une mécanique de résolution devenir salutaire.
Contrairement à ce que je disais dans l’article 3.0, je ne peux ainsi plus prétendre que l’improvisateur affirme, puisqu’il doute quand même et attend qu’on valide ce qu’il dit (et ce même si cette validation est tacitement attendue). On est donc toujours dans ce cycle proposition/validation !
La différence entre le dispositif classique et le dispositif de l’improvisation
S’il y a validation dans les deux dispositifs, où se situe alors la différence ? Sans doute moins dans l’émission que dans son origine et dans sa réception, bref dans la tête des participants eux-mêmes.
Si je joue au sein d’un dispositif « classique », je m’attends généralement à exercer ma volonté sur le monde, à m’opposer à ce dernier, à relever des défis. J’ai en face de moi un arbitre qui est aussi un adversaire. Lorsque j’interagis avec les autres joueurs, c’est soit pour qu’on se serre les coudes contre l’ennemi commun, soit pour gagner contre eux. Le besoin de trancher régulièrement implique des mécaniques de résolution. Le moi et le conflit sont au cœur du jeu. Les validations « gratuites » (qui ont été remportées sans le moindre effort) concernent ici les détails, les éléments qui ne sont qu’accessoires ou qui petit à petit construisent le clash à venir.
Si je joue au sein du dispositif de « l’impro », je m’attends généralement à voir mes partenaires me tendre des perches et rebondir sur ce que je leur propose. Lorsque j’interagis avec un autre joueur, c’est pour lui donner ce dont il a besoin pour développer au mieux, et si je lui impose des contraintes alors ce sont des contraintes créatives. Il n’y a plus de meneur au sens traditionnel du terme, plus d’arbitre ou d’ennemi puisque nous sommes tous co-responsables de l’histoire. Le besoin de créer de la fiction implique des mécaniques incitatives. Le collectif et le récit sont au cœur du jeu. Les validations servent ici à montrer à l’autre qu’on tient compte de ce qu’il a apporté au travail commun.
Ce sont là bien sûr deux pôles extrêmes dessinant une longue échelle de nuances, pas des tiroirs fermés. Une partie de jeu de rôle « classique » contient des moments où tout le monde essaie de produire une belle histoire, et les conflits qui y sont organisés sont censés être aussi fair play que n’importe quel match amical. De même, une partie façon « impro » n’est pas systématiquement dépourvue d’une certaine dimensions compétitive puisque l’on peut y incarner des personnages qui s’opposent et qu’il faut bien alors trancher d’une façon ou d’une autre.
L’invalidation
Bien entendu, les zones de démarcation deviennent encore plus claires dès lors qu’on aborde le geste de l’invalidation. Sauf en cas de grave dérapage, ce geste-là est théoriquement absent du pur théâtre d’improvisation, alors qu’il demeure assez fréquent dans le dispositif classique. Peu importe que des théoriciens et des jeux aient popularisé chez nous l’usage du « oui, mais… » ou du « si le meneur n’a pas d’idée d’échec intéressant, alors il doit dire oui et continuer », la partie de jeu de rôle dans un dispositif classique reste aussi faite de nombreuses propositions rejetées.
1 Joueur : je lui prend son arme.
2 Meneur : en te voyant t’approcher il recule en criant « Oh là manant, qu’est-ce donc là ce que vous essayez de faire ? » (traduction : non, tu ne lui prends pas son arme)
La possibilité même de l’invalidation dans le dispositif classique explique sans doute que quantités de propositions soient formulées sous forme de questions, ce qui permet d’atténuer la violence en cas de refus. Il suffit de comparer les deux versions ci-dessous :
1 Joueur : je grimpe au mur du château.
2 Meneur : non, c’est bien trop raide et la pluie a rendu les pierres glissantes.
et
1 Joueur : est-ce que je peux grimper au mur du château ? (sous-entendu, si c’est possible je le fais, si ce n’est pas possible je ne le fais pas)
2 Meneur : non, c’est bien trop raide et la pluie a rendu les pierres glissantes.
Un meneur qui recourt trop souvent à l’invalidation entendra souvent ses joueurs se plaindre et dire « on peut rien faire » (peu importe qu’il existe en fait des solutions auxquelles les participants n’ont tout simplement pas pensé) ou se verra accuser d’être une sorte d’écrivain frustré s’étant trompé de médium. Ce geste est donc généralement utilisé avec parcimonie, et bien des meneurs préfèrent soit dire oui, soit se défausser du problème sur les mécaniques de résolution (par exemple « sur 4-6, je lui dis oui » ou bien « fais un test d’escalade difficulté 10000 pour voir ? »).
D’un autre côté, l’invalidation est aussi le geste qui peut donner aux participants la sensation d’un monde crédible car indépendant de leur volonté, là où une fiction où tout réussit risquerait de présenter des caractéristiques infantilisantes. On ne peut donc pas simplement considérer que c’est là un geste à bannir de toutes les tables.
L’effacement
Notez que je parle ci-dessus d’invalidation et pas de non-validation : la non-validation d’une proposition peut bien sûr désigner une invalidation (la proposition est rejetée) mais elle peut aussi qualifier une absence de réaction (la proposition est tout bonnement ignorée, zappée). Je vais appeler ce dernier geste (ou ce non-geste) un effacement. [Notez que, puisque la grammaire que je propose cherche d’abord à décrire ce qui se manifeste et pas ce qui se passe dans la tête des participants, le terme d’effacement peut désigner aussi bien des actes volontaires qu’accidentels. Je ne ferai donc pas ici la différence entre ne pas écouter et ne pas entendre.]
Volontaire ou non, l’effacement peut constituer un des gestes les plus violents effectués à l’encontre d’un joueur puisqu’il consiste dans le fond à faire comme si ce dernier ne jouait pas voire n’existait pas. J’ai déjà vécu plusieurs situations où un meneur de jeu faisait la sourde oreille pour ne pas avoir à gérer un élément venant perturber son scénario ou sa sacro-sainte vision du récit, et ce genre de scènes donne envie de jouer les sales gosses destructeurs ou de simplement quitter la table.
L’effacement contribue aussi à la confusion à la table puisque, nous l’avons vu, en l’absence de validation les joueurs ne savent plus ce qui est « vrai » ou pas – ils doivent pourtant continuer à émettre des propositions, et continuent souvent de le faire sur des bases de plus en plus faussées.
1 Joueur : je sors mon arme et je le braque. [proposition]
2 Meneur (ne montre aucun signe pouvant être interprété comme une validation) : l’assassin sort sa lame et se jette sur vous. [effacement + nouvelle proposition]
3 Joueur : bon ben je fais feu. [validation « bon ben » + proposition « je fais feu sur l’assassin »]
4 Meneur : t’as pas le temps de tirer qu’il est sur toi. [invalidation]
5 Joueur : attends j’avais dit que je sortais mon arme, j’ai bien le temps de tirer, il se téléporte ton ninja ? [contestation métafictionnelle]
6 Meneur : ah, j’avais pas entendu… bon ben si tu sors ton arme il fonce pas sur toi mais il jette une boule qui fait plein de fumée. Tu le vois plus. [validation rétroactive + retour en arrière + nlle proposition]
7 Joueur : oui mais du coup je tire là où il était il y a une demi-seconde. [validation + nlle proposition]
J’ai simplifié ici en ne faisant intervenir que deux participants, mais ce genre de retours en arrière tend à propager des ondes disruptives dans le maëlstrom de la partie. Les erreurs entraînent d’autres erreurs, la tension monte et les participants mettent de moins en moins de bonne volonté (augmentant donc les risques d’incompréhension et de conflits).
N’y a-t-il donc aucun aspect positif au geste d’effacement ? Pas si vous considérez la partie de jeu de rôle comme une grande et belle démocratie horizontale où les propositions de chacun comptent à égale valeur. On constate cependant dans les faits que des groupes pratiquent naturellement l’effacement quand les propositions de certains joueurs ne vont pas dans le sens de leur conception globale de la partie. Plutôt que d’exposer brutalement le problème et risquer de froisser la personne, ils préfèrent ménager la chèvre et le chou et effacer les propositions jugées les plus disruptives – pour parler crûment, ils font semblant de ne pas entendre les actions qui risqueraient de foutre en l’air la partie, en espérant que la personne ainsi ignorée ne se rendra pas compte de la supercherie ou, mieux encore, qu’elle devinera toute seule lesquelles de ses propositions reçoivent un accueil chaleureux et lesquelles semblent n’intéresser personne.
Liens
Pour approfondir ces histoires de validation dans le dispositif de l’impro, je vous invite à vous rendre sur le blog d’Eugénie et surtout sur cette page : https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/2016/06/09/jouer-limpact-2/