Pour ce billet, je vais essayer de rentrer un peu en détails dans les propositions ou leurs dérivées. De sortir des échanges élémentaires proposition-validation/invalidation/effacement, sans rentrer pour autant dans les échanges complexes (il va me falloir du temps pour les identifier ceux-là, mais je sais qu’ils existent, là, quelque part…).
Tronçonnons les propositions
Comme je l’ai avancé dans les premiers billets, je vois les gestes comme l’équivalent des locutions ou bien encore des plans en jeu de rôle. Des briques, des unités élémentaires qu’il serait difficile de diviser en unités plus petites mais auxquelles on peut tout de même attribuer des caractéristiques, des valeurs, des fonctions.
Cela implique que tous les gestes ont des différences susceptibles d’être catégorisées. Alors bien sûr on est dans de l’analyse théorique, et il est difficile de trouver des gestes « purs » dans le réel. Un même énoncé est souvent en réalité constitué de plusieurs gestes entremêlés, le tout caché derrière les fioritures du langage. Que cela ne nous empêche pas de tenter de tout tronçonner en petits bouts plus simples, comme tant de chercheurs psychopathes le font !
J’aime prendre le cinéma comme exemple parce que c’est un média que je connais bien : un plan peut y être analysé selon son angle de prise de vue, sa distance vis-à-vis de son sujet, sa durée, l’action qui y est dépeinte, son rythme, sa tonalité mais aussi sa place au sein de la séquence (et là, on entre dans le montage). Mon premier réflexe est donc de me demander : quelles sont les caractéristiques des gestes ? Comment les différencie-t-on les uns des autres ? J’ai pour le moment déterminé six catégories plus ou moins grossières en me basant sur l’expérience, l’étude de parties enregistrées et de vagues souvenirs de grammaire ou de linguistique générale. Avant de vous lancer, sachez que je ne doute pas une seconde qu’on puisse découper tout cela de façon plus fine ou que des éléments puissent se retrouver dans plusieurs tiroirs à la fois.
La fonction, ou la place du geste dans l’échange
Nous avons déjà étudié un peu les échanges élémentaires et donc la place que pouvaient occuper certains gestes au sein de ces échanges. Nous avons vu qu’un geste pouvait par exemple proposer mais aussi valider, invalider ou effacer un autre geste le précédant. Cette place dans l’échange peut être appelée fonction.
Par exemple, ce bout d’énoncé « Ok tu me choppes par le col, je me laisse faire sans me défendre » a pour fonction de valider la proposition précédente.
Il existe forcément d’autres fonctions que nous n’avons pas encore vues, comme le renforcement ou la provocation dont je parlerai dans un prochain billet ; j’imagine en revanche que si j’arrive un jour à isoler les échanges complexes la place des gestes dans ces échanges sera parfois très difficile voire impossible à déterminer de façon claire.
Les modes : récit/description/interrogation/poésie
Comme pour n’importe quel énoncé à composante « littéraire », on peut également distinguer dans les gestes plusieurs modes (pour reprendre entre autres un terme de Gérard Genette* réutilisé par Pierre Larthomas**) : la description et le récit principalement, qui forment l’essentiel de la chose littéraire. Certaines propositions ont ainsi pour but de mettre en place la scène et les personnages, quand d’autres visent à faire avancer l’intrigue.
Description : la salle de commandement est immense, pleine de loupiotes qui clignotent. Il y en a des rouges, des vertes, des bleues, des qui font « bip bip ». Sur le trône de métal, une silhouette noire, encapuchonnée, vous attend.
Récit : je m’avance vers lui à petits pas, le garrot à la main. Je m’approche lentement dans son dos, je lève lentement mon arme et soudain, je la passe sous le cou de l’autre et je commence à serrer.
Un des problèmes classiques que posent ce genre de classifications est que bien des énoncés font avancer l’action tout en ajoutant des éléments descriptifs. Bien des linguistes postulent cependant une véritable différence de forme, comme Gérard Genette dont j’ai parlé juste avant, ou bien encore Pierre Bergounioux qui affirme que « Tout récit repose sur l’alternance de la description et de la narration. […] C’est une constante anthropologique, une conséquence du fait linguistique. » (Le style comme expérience, p. 43) Quelqu’un comme Jean-Michel Adam***, qui a beaucoup étudié la description, rappelle aussi la difficulté qu’il y a en littérature à dépeindre le simultané, le coexistant (ce qui fait au contraire la force de l’image).
La description est ainsi un mode doté d’une histoire, parfois rejeté violemment (vous connaissez forcément quelqu’un dans votre entourage pestant contre les pages de description d’un Hugo, d’un Balzac ou d’un Verne), parfois embrassé avec ses avantages et ses défauts. Elle offre comme une pause dans l’avancée du récit, un arrêt sur image. Et cet arrêt est très souvent mis en pratique en jeu de rôle, notamment pour ce geste que l’on appelle le cadrage de la scène. Ce terme utilisé dans de très nombreux jeux fait référence au début d’une scène et à la nécessité pour un ou plusieurs participants d’établir la situation, les personnes présentes, l’ambiance, etc.
Cadrage : il règne dans la forêt comme un silence de cathédrale. Çà et là, vous apercevez des cadavres d’animaux qui semblent avoir été épargnés par la putréfaction. L’endroit baigne dans une atmosphère surnaturelle.
A cela je voudrais ajouter l’interrogation et – en poussant un peu – la poésie. La première constitue un outil puissant pouvant parfois servir à se mettre au diapason des autres (à vérifier qu’on a bien tous compris la même chose) ou bien à proposer de façon subtile, détournée, des éléments de jeu à un autre participants (le plus souvent un meneur de jeu, et je renvoie ici à un article du blog Du bruit derrière le paravent**** pour ceux qui voudraient creuser l’idée de la question comme proposition).
Interrogation – diapason : attendez, on a bien dit qu’on allait entrer dans le manoir par la porte principale non ?
Interrogation – proposition : est-ce que je vois un mur où les barbelés sont un peu plus clairsemés ?
Quant au second, qui correspond à un énoncé concentré sur sa propre beauté, on peut le considérer comme assez rare dans nos pratiques (parce que nous sommes trop timide, parce que notre production est improvisée, ou pour une autre raison), ce qui ne veut pas dire qu’il soit impossible. On peut parfaitement imaginer un poème, une chanson, une description lyrique ayant sa place dans une partie de jeu de rôle.
Poésie (contaminant une description) : d’un seul coup d’œil et aussi loin que perce le regard des anges, vous voyez ce lieu triste, désolé et désert. Ce donjon horrible, arrondi de toute part, comme une grande fournaise flamboie. De ces flammes point de lumière ! mais des ténèbres visibles servent seulement à découvrir des vues de malheur… (je vous laisse trouver la source)
* Fiction et diction (Gérard Genette)
** Notions de stylistique générale (Pierre Larthomas)
*** La description (Jean-Michel Adam, coll. « Que sais-je ? »)
**** http://awarestudios.blogspot.fr/2014/09/roler-pour-la-gagne-poser-des-questions.html
Le point de vue
Classique des études littéraires, le point de vue a son importance en jeu de rôle. On distinguera sans surprise trois types de focalisation :
- Le point de vue omniscient : le narrateur décrit tout ce qui se passe comme s’il avait accès à toutes les données, même aux pensées des personnages.
- Le point de vue interne : le narrateur décrit les choses comme s’il n’avait accès qu’aux pensées et perceptions d’un unique personnage.
- Le point de vue externe : le narrateur décrit les choses de l’extérieur, comme s’il n’avait accès aux pensées d’aucun personnage.
Tout cela se mêle au statut du narrateur qui peut être personnage (et utiliser les pronoms personnels de la première et la deuxième personne) ou non (et utiliser la troisième personne). On notera qu’un joueur utilisera souvent un point de vue interne et un statut de personnage, quand le meneur de jeu adoptera plutôt un point de vue externe et un statut de non-personnage.
Point de vue omniscient (narrateur non-personnage) : les villageois sont terrorisés par ce qui vient d’arriver. Certains pensent à partir, mais n’osent le faire devant les autres. Vous-mêmes êtes tentés, l’espace d’un instant, de prendre la poudre d’escampette, mais votre capitaine vous rassure.
Point de vue omniscient (narrateur personnage) : nous tenons bon. Nous avons foi en notre bonne étoile, et refusons de laisser quiconque nous dicter ses lois.
Point de vue interne (narrateur non-personnage) : Jéhan voit son capitaine s’avancer et tenir un discours des plus galvanisants. Il reprend son souffle et son courage, serre les mains sur sa carabine, et se prépare au combat. Autour de lui, le paysage a des allures de cimetière.
Point de vue interne (narrateur personnage) : en entendant le discours, je reprends foi en notre victoire. Je fais bien attention à moi et je m’avance vers l’ennemi, la carabine serrée en guise de talisman.
Point de vue externe (narrateur non-personnage) : les villageois semblent terrorisés, criant leur désarroi. Le capitaine passe devant vous, devant ses troupes, et se lance dans un grand discours plein de mots comme « gloire », « victoire », « combat ». Vous voyez certains de vos camarades reprendre visiblement courage : ils se redressent, regardent droit devant eux…
Modalité et tonalité
Autre caractéristique, et non des moindres, du geste : sa modalité / tonalité. Il s’agit en gros de sa couleur, de ce qu’il exprime par-delà l’information brute qu’il peut essayer de communiquer. Des exemples comprennent le doute, la permission, l’interdiction, la tristesse, la joie, etc.
Il existe deux manières essentielles d’imprimer tonalité ou modalité au geste : par la manière dont on dit et par ce que l’on dit, autrement dit par le ton et les mots.
Le ton : le jeu de rôle classique est une production orale, il est donc possible d’utiliser des outils dont l’écrit ne bénéficie pas – ton de voix, regard, gestuelle, débit, etc. Cela peut se manifester dans les dialogues bien sûr, mais aussi dans les descriptions et les narrations (il suffit de regarder un conteur professionnel officier pour voir tout ce que l’on peut faire passer de cette façon).
Les mots : s’il est oral, le jeu de rôle n’en est pas moins littéraire, usant de tout le potentiel de la langue pour communiquer. Le rôliste ne se sent d’ailleurs que rarement bon acteur, et s’il lui arrive de faire des efforts d’intonation, il double la plupart du temps ses maigres simagrées d’adjectifs et d’autres mots porteurs d’émotions.
Joueur (d’un ton quasi-monocorde) : je suis fou de joie, je la prends dans mes bras, je n’ai jamais été aussi heureux.
Il est notamment possible en jeu de rôle de coller rapidement une étiquette à une scène lors du cadrage de celle-ci : celui qui présente la situation pourra ainsi décrire les lieux comme « lugubres », « tristes », « pleins de joie ». Nous accordons généralement une grande importance à ces qualificatifs un peu vagues, que nous chargeons de la mission cruciale de mettre tout le monde en harmonie. On peut à ce titre se demander ce qui se passerait dans un jeu qui interdirait expressément l’usage de ce type de qualificatifs dans le but de laisser à chacun une plus grande liberté de ressentir ?
Mécanique
Enfin, parce que nous parlons jeu de rôle et pas théâtre d’improvisation, un geste peut aussi être analysé sous l’angle de son rapport à la mécanique de jeu. Certains gestes permettront ainsi de déclencher un effet mécanique, d’autres de réinjecter dans le récit les conséquences d’un tel effet, quand d’autres enfin correspondront tout simplement aux parties techniques elles-mêmes.
On pourra par exemple distinguer une proposition d’action nécessitant un test pour être validée, un lancer de dés, un calcul, une prise ou un don de jeton et la description du résultat d’un test.
Déclencheur de mécanique : je tente de me saisir de son couteau.
Gestes mécaniques : fais un test de Couteau ? / (Jette les dés) / (Calcule) / Réussi !
Réintroduction dans la fiction : très bien, tu t’empares de son couteau sans la moindre hésitation.
Méta et hors-jeu
Je vous renvoie ici à mes billets sur le méta mais un geste n’est pas toujours entièrement dirigé vers la narration. Au cours d’une partie de jeu de rôle typique, nombre d’énoncés ont pour fonction de commenter la fiction voire la partie elle-même.
Certains gestes relèvent de ce que j’appelle le « sous-titrage méta-fictionnel »*, c’est à dire qu’ils ont pour but d’expliquer clairement aux autres participants le sens caché derrière les mots et leur agencement dans le récit, afin de ne pas laisser l’incompréhension s’installer. J’en ai notamment trouvé un exemple dans l’excellente partie enregistrée intitulée « Inflorenza : Duels » :
Thomas Munier : je pense que je me suis carrément plongé dans l’eau pour essayer de te sauver, révélant que je tiens beaucoup plus à toi que ce que j’ai pu laissé présager au départ.**
D’autres gestes portent tout simplement sur autre chose et peuvent donc être considérés comme hors-jeu mais ils sont tout de même constitutifs de la partie et peuvent même influer sur son déroulement (si un de vos amis se vautre lamentablement en allant chercher une bière, vous risquez fortement de jouer différemment).
Hors-jeu : passe-moi la pizza s’il te plaît ?
* http://www.vivienfeasson.com/2015/11/16/metafiction-le-sous-titrage-metafictionnel/
** https://www.youtube.com/watch?v=bKmErpvAGNQ, à 23’20 environ
En guise de conclusion
Comme je le disais, je ne doute pas que d’autres catégories soient déterminables et que certaines ici se recoupent parfois. Reste que fonction, mode, point de vue, tonalité, mécanique et méta me paraissent des éléments assez divers et importants pour mieux comprendre ce qui constitue un geste et ce qui peut permettre de le différencier de ses pairs.
Pour terminer sur une note ironique, je dirai qu’il ne reste finalement que l’essentiel : le contenu, ce qui est vraiment dit à travers le geste. Peut-être qu’il s’agit là de quelque chose de trop vaste, touchant à l’infini des possibilités du langage et des actions humaines, peut-être est-ce au contraire là encore un élément tout à fait segmentable, dissécable, analysable. Les propositions pourraient sans doute être observées sous l’œil de la narratologie, selon leur place dans la grande histoire que raconte peu à peu la partie.
[…] D’ailleurs, si l’histoire arrive aux protagonistes, elle est également vécue et donc perçue par eux, c’est à dire très largement narrée de leur point de vue : ce sont leurs sensations et leurs impressions que décrit la MJ-narratrice, les joueurs ne sont sensés connaître que les infos que possèdent leurs perso et donc on se fout complètement de tout ce qui peut arriver en leur absence. Même les complots des méchants ou la vie quotidienne des personnages secondaires n’apparaissent dans l’histoire que lorsque les PJ s’en rendent compte, soit la plupart du temps quand ils y sont confrontés : en bref, le JdR est généralement perçu en « vue subjective des PJ« , ils sont donc le point focal de la fiction. Mais leur champ de vision est lui-même interactif puisque, bien souvent, les perso voient là où les joueurs regardent. Les perceptions des protagonistes participent donc déjà à leur agentivité : ce n’est pas un hasard si la « focalisation interne », c’est à dire une manifestation du monde du point du vue du protagoniste, est aussi la perspective préférée des RPG vidéo. (Pour plus de détails à ce sujet, je vous renvoie vers la notion de focalisation que j’ai par ailleurs abordée dans le CL#12 comme dans l’article « Décrire » du bouquin Mener des parties de JdR, et que Vivien Féasson évoque dans un de ses article sur les « gestes » rôlistes). […]