L’envie de participer au Frankencast sur les jeux alternatifs m’a (sans surprise) entraîné sur des rives que je n’avais pas envisagé d’explorer – ou, plus honnêtement, que je n’avais normalement pas le temps d’explorer. Des rives qui longent encore une fois la question de la « vérité » du personnage et sa façon d’exister – son « être au monde » virtuel en quelque sorte.
Comme je le faisais remarquer dans mon billet sur le renforcement, un personnage n’a d’existence « matérielle » qu’à partir du moment où l’on parle de lui. Cessez de faire manifester certains traits suffisamment longtemps et ceux-ci disparaîtront d’abord du « texte » de la partie avant de quitter l’esprit des participants.
De temps en temps je me sens seule mais jamais tu ne passes
Mais le personnage habite aussi un lieu plus discret et instable, une zone dessinée non par sa présence mais par son potentiel de présence ; un endroit où il n’est qu’en puissance. J’appellerai cet endroit « espace virtuel » et le placerai dans l’esprit de son joueur ou de sa joueuse.1Quitte à écarter certains modes de jeu pour le moment et mettre provisoirement de côté l’aspect « partagé » de ce phénomène qu’est la partie. Les autres participants peuvent en deviner la forme, ils peuvent l’affecter par leurs mots et leurs actes, mais ils ne pourront jamais y accéder directement.
Cet espace est dessiné par l’ensemble des scénarios2Par « scénario », j’entends ici un déroulement probable de la fiction, un ensemble d’actions et de descriptions coordonnées. « Mon personnage va sortir son épée, croiser le fer avec l’autre, il prendra au pire une estafilade et puis viendra à bout du ruffian avant de se tourner vers ses amis estomaqués » est un scénario possible. « Mon personnage va hocher la tête d’un air sombre et laisser Meekee la tchatche prendre le relais » en est un autre. que je suis susceptible d’envisager pour mon personnage à un moment et dans un contexte donnés. Cet espace est extrêmement difficile à circonscrire : je n’ai qu’une conscience relativement vague de son étendue, et ses limites invisibles n’apparaissent vraiment que lorsqu’elles sont forcées. On peut imaginer que les chemins les plus tentants, les plus forts, les plus probables en forment le cœur, mais que bien des sentiers plus discrets le traversent.
Mettons que mon personnage se retrouve confronté à un portier obséquieux : est-il du genre à verser un pot-de-vin pour passer et si oui, avec quels résultats ? Oserait-il forcer le passage sans avoir été provoqué ? Quelles remarques ou insultes pourraient le faire sortir de ses gonds, et quelle forme prendrait la dispute ? Pourrait-il estimer que le jeu n’en vaut pas la chandelle et abandonner, mais pour faire quoi ensuite ? Quels mots choisirait-il pour persuader son interlocuteur ? Quels gestes seraient les siens, quelles expressions ? Le vent se mettra-t-il à souffler, le tonnerre à gronder, comme pour accompagner la gravité de son geste ? S’il ne faisait rien, comment se manifesterait son inaction ?
Tel Boucle d’or face aux lits des trois ours, le personnage peut disposer d’un espace trop étroit, qui le voit se contorsionner en grommelant dans l’espoir de trouver la seule bonne position possible ; c’est le cas lorsque les contraintes semblent trop nombreuses, par exemple lorsque les autres participants attendent de ma part un certain comportement et sanctionnent toute proposition alternative. Cela se produit également quand les situations ou le ton de la partie atrophient mon espace virtuel – si je décide d’incarner un détective privé torturé par son passé, j’aurai peut-être du mal à développer des scénarios dignes de son nom dans des situations dignes d’une comédie loufoque.
Le personnage peut aussi disposer au contraire d’un espace trop vaste ou flou qui dilue son être au monde – pensez à la phrase de Bilbo : « je me sens tout maigre, détiré en quelque sorte […] comme du beurre qu’on a gratté sur une trop grande tartine ». Cela arrive lorsque les lois de l’univers sont bien trop étranges et que je ne parviens pas à envisager les conséquences de mes actes (qu’est-ce qui va se passer si j’insulte Xgbgkfgjkjkjgf le Néomondien qui, de ce que j’ai compris, est un genre de toaster s’exprimant en vers ? Est-ce que mon personnage sera grillé à mort, téléporté, humilié, etc.), mais aussi quand le cadre de jeu est trop peu défini et que je me retrouve confronté à une infinité de choix sans possibilité de hiérarchisation (par exemple si l’organisateur de la partie me dit que je peux tout jouer sans me donner la moindre indication de genre, d’événement, d’épreuve…).
Trouver l’espace « juste comme il faut » est très rare et demande souvent une grande capacité d’écoute et d’adaptation de la part de tous les participants (moi y compris ; il serait en effet égoïste de faire reposer tous les efforts de réglage sur les autres). J’ai en tous cas le sentiment aujourd’hui que certaines de mes meilleures parties se sont articulées dans un espace où l’on me laissait juste la bonne distance pour pouvoir étendre mes jambes, sans pour autant que je me retrouve dans un grand hangar vide. Intuitivement, j’aurais même tendance à croire que se trouve là un des flow du jeu de rôle (comme tout Graal cependant, la chose est dure à trouver et définir, mais j’espère pouvoir y revenir dans le futur).
Ton amour toujours est comme une ombre sur moi
Si le jeu de rôle me semble de plus en plus un « art des possibles », le brainstorm intérieur que je décris ici reste une composante de la partie et non le tout. Pour que l’espace virtuel ait une raison d’être, il faut qu’à un moment ou un autre s’opère la réalisation d’un des scénarios qui le constituent, que s’effectue en quelque sorte la transition entre mon espace mental et l’espace social de la table de jeu3L’idée qu’il existe une partie unique dans la tête de chacun et de chacune des participants est au cœur de la théorie du « Maelström » de Romaric Briand et me semble un concept très important pour la compréhension du « phénomène » jeu de rôle. Cela signifie en contrepartie que j’ai beau imaginer tous les déroulements possibles à l’abri de mon crâne, je ne peux pas empêcher d’autres personnes de venir perturber mes plans.
En tant que projection dans la fiction, l’espace virtuel ne peut que tenir compte de la présence des autres personnages mais aussi des autres participants. Mes inférences, je les fais en incluant (plus ou moins consciemment) tout un tas de paramètres comme la logique de l’univers, les probabilités de réussite et d’échec, ce que j’ai deviné du caractère des êtres fictifs mais aussi la façon de jouer de mes camarades. Il s’agit cependant d’un art imparfait : d’abord parce que je ne saurais prétendre à la connaissance absolue de mes compagnons de jeu ; ensuite parce que trouver à de nombreuses reprises un grand nombre de chemins intéressants relève du tour de force, et qu’il m’arrive fréquemment de ne pas réussir à articuler mes fantasmes de fictions avec les dynamiques régnant à la table4Je vais par exemple recycler dans mon espace virtuel des scènes de films, morceaux de séries animées, paragraphes de livres, etc. La création est intertextuelle par essence : elle se nourrit de ce que j’ai consommé et avec quoi j’ai tissé des affects. Mais il est possible que les autres participants n’aient pas vu les mêmes films ou qu’ils aient envie de les aborder d’une autre façon.. Plus un chemin me semble passionnant à arpenter, plus je risque d’oublier les autres et de perdre en flexibilité.
Or il est dangereux de s’absorber dans la contemplation de son petit monde potentiel, de goûter les scénarios possibles afin de choisir celui qui ancrerait le plus parfaitement son personnage dans le texte de la partie. Je peux me retrouver ainsi à attendre un moment parfait qui jamais ne se présente, tandis que les occasions d’intervenir se font souffler par les participants plus adaptables ou plus entreprenants. Ou être confronté à une situation que je n’avais pas envisagée et pour laquelle je n’ai pas de réponse satisfaisante, ce qui me contraint à une action en dehors de mon espace virtuel et me faire courir le risque d’affecter durablement l’image que je me faisais de mon personnage.
Je ne sais pas quoi faire et je suis toujours dans le noir
Il existe un troisième phénomène, qui justifie l’écriture de cet article : j’aurais pu l’appeler « syndrome du chemin fantôme » ou « comment marcher sur un pied hypothétique », mais je vais plutôt adopter le terme d’éclipse. Pour le décrire, je pars d’un principe : ce n’est pas parce que l’espace que je décris est virtuel qu’il n’existe pas ; je prends un vrai plaisir à l’élaborer, je peux donc souffrir de le voir démoli ou en partie occulté.
Lorsqu’on pense aux conflits entre joueurs, on pense généralement à des désirs contraires s’exprimant plus ou moins clairement à la table : je veux l’épée magique, toi aussi, et nous nous jetons dessus en même temps ; je ne veux pas prendre à gauche, toi si, et nous argumentons pendant plusieurs minutes. Je me retrouve alors à obtenir gain de cause, ou bien à devoir faire des compromis ou céder : dans les deux derniers cas, il me faut concrétiser un chemin virtuel dans lequel je m’étais moins investi voire un sentier que j’avais initialement ignoré.
Il est des mises à morts silencieuses, cependant, peut-être plus nombreuses que les bruyantes. Chaque fois que quelqu’un d’autre agit à la table, il y a des chances pour que celui-ci s’interpose entre moi et l’horizon que je scrutais et masque au passage une partie des chemins que j’envisageais d’emprunter, me contraignant à me lancer dans de nouvelles inférences. Plus la portion d’espace occultée est grande ou importante (par exemple si c’est là une zone que j’avais vraiment envie d’explorer), plus la négation est forte, au point qu’il ne me reste parfois que deux solutions : refuser cette éclipse de tout un pan de « mon » territoire, ou accepter le silence et l’ombre le temps que l’inspiration revienne.
Dans le premier cas, je peux faire appel au système de résolution pour imposer légalement ma volonté5Attention : je ne parle pas ici de conflits entre personnages-joueurs que je pourrais avoir envisagés et donc intégrés à l’espace virtuel, mais de conflits entre joueurs pour la domination sur la narration. ou bien me résoudre à écraser l’autre participant ou verser dans la cacophonie (au risque de frustrer tout le monde et in fine à détériorer la qualité du texte de la partie6Cela conduit d’ailleurs fréquemment à un paradoxe : je veux absolument imposer mon idée, mais ce faisant je réalise un scénario bien moins satisfaisant que celui initialement envisagé.). Dans le second cas, l’éclipse totale a lieu ; je laisse en quelque sorte mon personnage s’effacer du monde fictionnel en même temps que son espace virtuel disparaît. Je risque de me rendre compte qu’hors de cette sphère d’inférences mon alter ego n’existe pas, que cet être imaginaire se doit de courir sans cesse pour ne pas disparaître, et que la marionnette retombe une fois ses fils coupés. Alors la lumière revient ; l’espace virtuel se reforme à la faveur d’un changement de situation, et le personnage réapparaît.
On pourrait croire le problème relativement circonscrit mais l’éclipse est en réalité un phénomène courant en jeu de rôle – un phénomène qui, à cause de la nature linéaire du langage, augmente de façon exponentielle avec le nombre de participants puisque deux joueurs ne peuvent parler simultanément. Sa manifestation la plus puissante advient lorsque je me fais couper à de trop nombreuses reprises l’herbe sous le pied. Cela finit par m’ôter toute envie de gaspiller mon énergie en vaines conjectures, et par éclipser de plus en plus longuement mon personnage. Je me sens nié dans mon expressivité et me renferme. Cela arrive bien sûr quand un MJ dit non à la majorité de mes propositions, que les dés ne produisent que des échecs mais aussi quand je ne trouve jamais d’ouverture suffisamment satisfaisante pour pouvoir me projeter (la situation nécessaire ne se présente pas, certains participants ne me laissent pas le temps d’élaborer des scénarios ou je me braque sur un scénario trop étroit).
Il n’est d’amour désormais que dans les ténèbres
Admettons pour conclure qu’il me faudra sans doute m’effacer régulièrement pour permettre aux autres d’exister, espérer qu’eux aussi en sont conscients et réserver ma combativité de joueur pour les batailles les plus cruciales.
Pour ceux que le phénomène affecte le plus, des réponses existent qui ont déjà été développées notamment sur Je ne suis pas MJ mais… : une meilleure écoute à la table, la mise en place de silences plus longs entre les répliques (pour laisser aux autres le temps d’intervenir), peut-être même l’alternance de parties sous les projecteurs et de parties au service des autres, etc. Dans une certaine mesure, un MJ qui encourage à décrire l’intériorité de son personnage ou vous laisse développer certains détails de votre environnement (sans pour autant vous demander de meubler le vide) peut également vous permettre de renforcer votre bulle d’inférences. Je me demande enfin à quel point la bile noire dans le jeu Libreté, qui crée un canal silencieux par lequel exprimer l’intériorité de votre personnage même lorsqu’un autre joueur parle, n’est pas une tentative pour préserver l’espace virtuel.
On peut enfin cesser de se dire qu’une partie réussie se fait avec quatre, cinq ou six participants, et que les parties à trois voire deux (MJ compris) sont une excellente occasion pour expérimenter tout l’espace virtuel de son personnage. C’est un enseignement que j’ai tiré de l’écoute d’une série de parties enregistrées de Cimetière, un jeu en développement mené par kF et joué par Valentin – je suis presque convaincu que cette exploration désespérée d’un labyrinthe à la Dark Soul n’aurait pu être menée avec autant de satisfaction s’ils avaient été quatre ou cinq.
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