La sclérose du réalisme
Ce billet a été inspiré par deux expériences qui ont occupé une part importante de mes temps libres (et donc de ma vie) dernièrement : d’abord la découverte du mouvement Old School Renaissance (OSR), lequel a mené à l’écriture d’Exploirateurs de bruines puis à la mise en chantier difficile de la première campagne du jeu ; ensuite à la pratique quelque peu obsessionnelle des jeux vidéo From Software (j’ai enchaîné Dark Souls 3, Bloodborne et Elden Ring, sans compter le visionnage de vidéos sur Dark Souls premier du nom).
Les deux pratiques (OSR et jeu vidéo From Software) furent un temps étroitement liées à mes yeux et, je crois, aux yeux d’autres personnes (je pense notamment à kF et son projet de Dark-Souls-like Cimetière) : l’OSR me semblait promettre une expérience proche du jeu vidéo d’exploration en 3D, une forme de concrétude qui rejetait l’abstraction narrative de la plupart des jeux de rôle indépendants et tout particulièrement ceux de l’école « storygame » (parfois appelés « jeux narrativistes »). Mon idéal était d’offrir aux joueurs un espace virtuel réaliste qu’ils pourraient arpenter comme le ferait l’avatar d’un jeu 3D ou un être humain dans le réel, de les laisser établir des liens géographiques entre les différentes parties d’un immense dédale, de leur faire ressentir presque physiquement la géographie globale des lieux et de leur permettre de s’approprier l’espace à travers leurs personnages (y compris lors des combats).
Cette approche me semble aujourd’hui avoir montré ses limites. L’exploration d’un donjon en 3D ne produit pas les mêmes sensations ni n’offre les mêmes possibilités que celle d’un donjon « langagier », et les cartes aussi précises soient-elles ne sont autour d’une table que des béquilles iconographiques qui ne sauraient entièrement compenser cette différence de nature (d’ailleurs, les jeux vidéo 3D eux-mêmes utilisent souvent des cartes en 2D, preuve que celles-ci viennent en complément de l’expérience 3D et ne se substituent aucunement à l’arpentage en lui-même).
Cette volonté concrétiste du réel a eu un impact sur mes créations. Je me suis empêtré dans la conception de plans de donjons concrets, logiques et donc susceptibles d’être dessinés dans leur intégralité. Même le plan très simple de la maison Corbin, lieu du premier scénario d’Exploirateurs, en a été affecté : la mise en carte de la demeure a donné une importance identique à chacun des éléments représentés et m’a donc encouragé à remplir chaque pièce de pièges et d’autres étrangetés, donnant à l’ensemble un côté « fête foraine » parfois caricatural. D’un autre côté, le premier étage avec ses trois chambres d’amis identiquement vides a souvent mené à des instants peu intéressants où MD s’efforçait de décrire plusieurs portes toutes semblables et où les joueurs fouillaient méticuleusement une série de pièces sans intérêt.
Et c’est encore pire du côté de la future campagne : la représentation « réaliste » d’un hôpital labyrinthique m’a amené à consulter toute sorte de plans du monde réel, et ceux qui n’étaient pas trop abstraits étaient au contraire tellement concrets qu’ils en devenaient incompréhensibles pour le béotien que je suis. Comment peupler, de toute façon, des étages emplis d’une centaine de pièces ? Ai-je le droit d’en fermer des dizaines de portes comme dans l’hôpital de Silent Hill 2 ou cela donnera-t-il aux joueurs l’envie d’arracher les planches pour ne découvrir derrière qu’un vide décevant ? Puis-je laisser des lieux vides au risque de provoquer un sentiment d’ennui profond chez les joueurs ? Et dans ce cas, quel est l’intérêt de les représenter sur un plan immense sachant qu’au fond, une carte est comme une check-list : elle donne envie de tout visiter, de tout cocher.
Il serait bien sûr possible (comme en jeu vidéo d’ailleurs) de simplifier les structures authentiques afin d’offrir une illusion de réalisme sans pour autant tomber dans la banalité du réel, mais ce sont des compétences de level design pour lesquelles je ne brille pas particulièrement et nous nous retrouverions de toute façon encore à la traîne derrière les jeux vidéo, bien plus aptes à fournir une expérience éminemment spatiale, au lieu de tirer parti de la base langagière du jeu de rôle.
Le langage et la logique au secours de l’exploration
Il me semble aujourd’hui bien plus utile d’envisager l’endroit à explorer comme un « donjon logique » ou « langagier » dans lequel l’unité explorable ne serait plus la salle ou le couloir mais une sorte de bloc plus ou moins vaste, unifié certes par une proximité géographique mais aussi et avant tout par une idée dominante (« la grande salle de l’entrepôt », « l’open-space du 1er étage avec ses box », « le dédale de couloirs et ses innombrables bureaux tous identiques », « la salle d’attente et les petites salles de consultation éparses sur lesquelles elle donne ») : grâce aux changements d’échelle extrêmement fluides que permet le langage (un de ses avantages sur la représentation iconographique), les personnages des joueurs pourraient même passer d’une petite pièce décrite en détails à un vaste entrepôt beaucoup moins dense voire à une succession de salles quasiment vides.
Quid alors de la dimension micro-stratégique de l’exploration, et que devient ce petit élément de tension censé saisir les joueurs lorsque leur avatar pénètre dans une pièce inconnue ? Déjà, évitons d’accorder trop de crédit à cette idée – au bout d’un certain temps et d’un certain nombre de salles, le frisson laisse souvent place à l’ennui. Ensuite, rien n’empêche de « zoomer » sur des lieux importants. Il est aussi possible de prendre des décisions stratégiques basées sur une conception floue de l’organisation spatiale : si un joueur dit « je me déplace pour mettre le lit à baldaquin entre la créature et moi », il me semble plus judicieux d’accepter cette proposition intéressante plutôt que de la refuser sous prétexte que sur mon plan le lit est censé être dans un coin de la pièce. Dans un cas, un élément de décors est mis à profit ; dans l’autre, il sera probablement ignoré.
Il est préférable de considérer la stratégie dans un donjon logique non comme l’exploitation maximisée d’éléments au sein d’un espace préconstruit (comme dans un jeu vidéo), mais comme l’utilisation d’items flottants (« dans la pièce il y a une table de chevet, un lit à baldaquin avec un coffre au pied du lit ») dans le but d’obtenir un avantage (« je fouille la table de chevet de fond en comble », « je prends la table de chevet et je la jette sur la bête puis je profite qu’elle soit surprise pour passer par la porte », « je fais une corde avec les draps du lit », « je combine le tiroir de la table de chevet avec mon bâton pour faire une massue improvisée », etc.). Ce qu’il est permis de faire dépend de l’adaptation à l’univers virtuel de la vision consensuelle qu’a le groupe du réel, les meneurs étant là pour arbitrer en cas de désaccord (contrairement au jeu vidéo où tout dépend du moteur physique, plus limité en termes de possibilités).
Les blocs d’un donjon logique doivent ainsi offrir des défis mais aussi des éléments avec lesquels il est possible d’interagir pour avancer. Notez d’ailleurs qu’à ce titre il n’y a pas de différence fondamentale entre « une fenêtre », « un pistolet », « un lit à baldaquin », « une porte s’ouvrant sur un vide sans fin » ou « un labyrinthe de couloirs » si ces items sont utilisés pour se débarrasser d’un monstre ou résoudre une énigme.
L’approche logique ou langagière implique également que la représentation d’un labyrinthe (par exemple, les couloirs d’un hôpital) ne peut plus passer par un dessin précis des couloirs, embranchements et portes qui fort logiquement se multiplient, mais plutôt par une forme d’abstraction, très probablement une mécanique de jeu – mécanique qui doit tout de même laisser aux joueurs la possibilité, une fois encore, de transférer certaines connaissances consensuelles du réel pour se sortir du dédale (par exemple en décidant de toujours prendre le couloir de gauche pour ne pas se perdre, de suivre les panneaux indicateurs, de demander son chemin ou de dessiner des croix sur les portes).
Conclusion
Bien évidemment, cette épiphanie toute personnelle, des tonnes de concepteurs n’en ont pas eu besoin pour concevoir leurs donjons de manière moins réaliste que logique. Face aux innombrables plans aussi détaillés qu’une vue de dessus façon Hot Springs Island, on trouve le mégadonjon Gradient Descent pour Mothership et ses carrés abstraits ou le labyrinthe infini et dépourvu de plan de The Gardens of Ynn.
Contrairement à ce que j’ai voulu croire, l’abstraction n’empêche pas la stratégie ni une forme de réalisme ; en revanche, vouloir à tout prix considérer que carte picturale et jeu langagier se confondent ne peut conduire qu’à une forme de rigidité préjudiciable non seulement au plaisir de jeu, mais aussi à la création de donjons en elle-même.
Pour aller plus loin
Le podcast de la Cellule sur la Matérialité, surtout à partir d’1h40 environ, avec les exemples amenés par kF https://romaricbriand.fr/podcastscellule/Podcast_S13_07_Garage_La_Materialite.mp3
Et il y aurait sans doute des choses à trouver dans les vidéos de kF sur le jeu de rôle comme pratique langagière : https://www.youtube.com/@Metachimiq