Le jeu de rôle est-il un art ? Question terrible qui en agite certains et en fait bailler d’autres. Disons que oui pour les besoins de cet article, ou plutôt que cela peut en être, comme on dit par exemple du cinéma qu’il est un art, ou d’un réalisateur grand public comme Guillermo Del Toro qu’il fait de l’art (après tout, « art » n’est pas forcément synonyme de « souffrance » hein, j’espère que vous serez au moins d’accord avec moi sur ce point). Bon d’accord, mais où se niche ce fameux « art » du jeu de rôle ? Dans de belles mécaniques bien huilées, ou bien dans un jeu d’acteur au top ? Pour y répondre, je vais faire appel… au structuralisme.
Le structuralisme est cette branche polymorphe des sciences humaines qui étudie les réseaux de relations (aussi appelé « systèmes ») à l’œuvre derrière la surface de nos constructions. Si Saussure évoquait au départ cette idée de système pour la langue, d’autres ont tenté de l’appliquer à toutes sortes de domaines comme les mythes (Lévi-Strauss) ou bien encore le style littéraire (Rifaterre). Suivant leur exemple, il est possible de se demander si l’on ne pourrait pas appliquer cette approche au jeu de rôle…
Pour filer cette idée, je vous demande de considérer l’histoire imaginée avec l’ensemble des participants lors d’une partie de jeu de rôle – appelons cette histoire trame fictionnelle, ou juste trame, pour bien rendre l’idée qu’elle est faite de très nombreux fils entrelacés. Voyez cette trame comme un grand drap posé sur une ossature semi-rigide, ossature symbolisant l’ensemble des règles de jeu (utilisées ou non, écrites ou bidouillées, implicites, peu importe).
Dans cette idée, les points de rencontre entre drap et ossature seraient en fait constitués des moments où les règles impactent fortement la fiction, le reste du drap étant constitué de descriptions libres, de dialogues, de bouts d’imagination errant… Certains jeux auraient une structure si complexe que le drap serait comme plaqué sur son socle (à Donjons & Dragons 4 par exemple, où la fiction ne se détache que difficilement des règles, drap et socle se confondraient pratiquement) ; à l’inverse, il existerait d’autres jeux qui auraient une structure assez lâche pour que le drap soit laissé presque libre (disons que ces jeux s’approcheraient du théâtre improvisé).
Cette métaphore établie, venons-en au point qui m’intéresse tout particulièrement : si l’on en croit un point de vue inspiré du structuralisme, tout l’art du jeu de rôle se trouverait en réalité dans ces points de contact entre drap et socle. Il serait dans la relation entre ossature mécanique et trame fictionnelle, entre mécanique couchée sur le papier et histoire racontée en direct, entre livre de règles et performance de groupe. L’art du jeu de rôle ne serait ni dans la rédaction des règles, ni dans le jeu d’acteur ou l’ingéniosité des participants, mais dans la rencontre entre les deux. La dynamique des relations fiction-règles, renouvelée à chaque partie, serait la véritable structure sous-jacente d’une partie de jeu de rôle. La fiction détermine les règles qui seront utilisées mais les règles déterminent aussi quelle fiction sera racontée, les deux réseaux pratiquant un va-et-vient incessant.
D’aucuns trouveront cela un peu fort ; après tout, le jeu de rôle n’est-il pas fait de ces moments d’intense roleplay, de ces échanges strictement verbaux épargnés par la lourdeur des règles ? A mon sens, non. Ces points-là comptent bien sûr, mais ils se retrouvent dans d’autres domaines comme la rhétorique ou bien le théâtre improvisé. L’exemple le plus simple de la puissance du jeu de rôle se trouve dans une situation que tout rôliste a au moins vécu une fois : c’est la fin du scénario, toutes les forces se sont liguées contre vous, votre personnage a une maigre chance de s’en tirer, vous lancez le dé… et vous obtenez une réussite éclatante, sans triche ! La rencontre entre la fiction (l’événement dramatique) et la mécanique (le jet de dé pouvant échouer) ont produit ces sensations. Enlevez une de ces composantes, et l’instant perd dramatiquement de sa force.
Cela ne veut pas dire que les moments sans jets de dés ou échanges de pions ne sont pas intéressants au regard de l’analyste, bien au contraire. Les parties du drap qui ne sont pas en contact avec l’ossature voient tout de même leur positionnement en partie déterminé par les endroits où les deux se rencontrent ; la trame fictionnelle toute entière reste bel et bien influencée par le cadre des règles, même si c’est de façon plus légère (on pourra éventuellement parler de relations fortes et de relations faibles pour les différencier). Ce n’est pas parce que vous faites un jet de dé toutes les heures, que ce jet de dé ne va pas peser sur toutes les actions à la table : l’action arbitrée par les règles aura sans doute des conséquences durables, et bien des actes seront avortés par peur d’effets mécaniques non désirés.
Conséquence indirecte, cette théorie laisserait entendre qu’on ne peut critiquer un jeu de rôle qu’en situation et non sur la simple lecture du livre des règles – il faudrait même examiner plusieurs parties au cours desquelles on analyserait les moments où fiction et règles se sont rencontrées. Si l’on reprenait notre exemple du jet crucial au moment crucial, il faudrait aussi étudier tous les cas où le jet a échoué, et l’effet de tous ces événements sur l’appréhension de la partie. Cela dit, un critique avec une certaine expérience du jeu de rôle reconnaîtra certaines structures déjà vues et revues, et sera à même de parier sur leur efficacité (le fameux « dé + caractéristique + compétence contre une difficulté » par exemple, décliné sur des centaines de jeux). Attention cependant : souvent, une légère touche d’originalité peut modifier l’ensemble d’une structure : un univers fictionnel différent, un sous-système greffé à la base, tout cela peut changer en profondeur l’appréhension d’un jeu.
Terminons cet article déjà suffisamment tortueux sur une ouverture nécessaire : il est fort probable que d’autres réseaux soient à prendre en considération pour une étude véritablement structuraliste d’une partie de jeu de rôle. Nous avons évoqué la trame narrative (ce qui se manifeste en surface) ainsi que le socle des règles (qui influence voire vient parfois percuter la fiction), mais nous n’avons approché ce qui se passe dans la tête des joueurs qu’en tant que conséquences, et pas en tant que troisième ligne de force susceptible d’influencer les deux autres.