La désormais célèbre Eugénie me posait récemment une question qui me semble particulièrement importante dans le cadre d’une certaine pratique de notre loisir et à laquelle je voudrais essayer de répondre.
La vérité du personnage-joueur
Certains joueurs, dont je pense faire partie, attachent une grande importance à ce que l’on pourrait appeler la « vérité du personnage ». Lorsque nous créons notre alter-ego, nous faisons la même chose que n’importe quel concepteur de fiction et déterminons plus ou moins consciemment une série de traits qui le définissent. Pour ce faire, nous y mettons bien sûr de nous-mêmes mais ajoutons aussi d’autres choses provenant de notre entourage ou bien encore de nos lectures, visionnages, écoutes, réflexions, etc. Cette vérité peut se construire entièrement en amont, ou se développer en cours de partie (on « découvre » alors ou on « fait évoluer » son personnage).
Il est important de comprendre que la vérité d’un personnage va au-delà de sa façon de penser ou de se comporter, et touche aussi à sa relation au monde. Je peux jouer un personnage sinistre qui terrorise son entourage ou un anti-héros que tous ridiculisent, un champion grandiloquent que les petites gens admirent ou un pantin arrogant que les autres critiquent en douce. Or c’est justement parce que cette vérité ne peut se fonder que dans la relation du personnage aux autres que les problèmes surgissent : si les autres participants ne respectent pas ou ne comprennent pas cette vérité, je cours le risque de voir mon concept étouffer voire même voler en éclats, et mon plaisir de jeu par la même occasion.
Il pourra notamment arriver que, par respect envers la vérité de mon personnage, je doive en tant que joueur m’opposer aux autres participants.
Le compromis et le besoin de sous-titrage
Notez que je ne parle pas ici d’incompatibilité absolue entre la vérité du personnage et celle du groupe. Si je joue un être foncièrement moral et que le reste de la bande se comporte comme une bande de sociopathes (ou inversement), je suis face à un problème de contrat social qu’il va être difficile de régler et qui remonte sans doute aux débuts de la partie voire à la constitution de la table de jeu.
Je parle en fait de heurts ponctuels ou d’une gravité modérée. Prenons pour une fois un exemple concret et vécu : je joue un voleur que l’or fait saliver, et je suis embauché par de gros lourdauds (d’autres PJs) aux bourses bien remplies. Un soir, ces nigauds s’endorment, et une opportunité merveilleuse s’offre à moi – que faire ? Si je les détrousse et m’enfuis, je quitte la partie et nuis au plaisir de jeu de la table. Si je ne fais rien, je détruis la vérité de mon personnage…
Certains me diront simplement d’arrêter de faire ma diva et de « faire le scénar », une réponse unilatérale qui me semble hélas limiter fortement notre loisir voire le rabaisser. Il sera plus intéressant de dissocier ce que le personnage fait de ce que le joueur veut faire passer, mais aussi de communiquer aussi clairement que possible sur cette dissociation auprès des autres participants. Ce qui implique de recourir au… métafictionnel. Mon personnage va bel et bien détrousser ses employeurs, mais moi joueur je vais faire comprendre à mes camarades que leurs alter-egos sont invités à me prendre la main dans le sac, qu’ils n’auront pas à faire de test pour me chopper même si mon personnage fait tout pour leur échapper. Ils vont m’attraper, me rudoyer un peu (mais se montrer cléments pour ne pas créer un nouveau problème plus grave) et l’aventure pourra continuer.
Les exemples de dissociation « action apparente »/ »désir réel » sont innombrables : je peux agresser un PJ pour permettre à celui-ci de me mettre une raclée et retrouver confiance en lui, insulter quelqu’un pour révéler mon mal être, rudoyer un compagnon parce que c’est ma façon de montrer que je l’apprécie, cogner un type et attendre qu’il me prouve sa virilité en me cognant en retour, ou bien jouer un de ces salopards arrogants que l’on aime voir se faire ridiculiser. Parfois, le personnage cachera ses véritable intentions, ou il n’en aura pas conscience ; d’autres fois, il ne fera que récolter ce que le karma a en réserves pour lui, ou ce que les conventions de genre exigent. Dans tous les cas, il y aura dissociation entre l’action et sa raison sous-jacente.
On me parlera de posture d’auteur, de mise à distance de mon personnage au profit de l’histoire créée : pourtant je n’ai pas cessé de plaider pour mon personnage, bien au contraire. C’est parce que je veux rester fidèle à sa vérité sans pour autant détruire égoïstement le plaisir de la table que j’ai choisi ce compromis ; et c’est parce que je veux que les joueurs comprennent cette même vérité que j’ai besoin de passer par des mécaniques métafictionnelles. Le problème qui se pose est donc bien : comment communiquer à mes amis ce que j’aimerais recevoir ou proposer ? Comment sous-titrer les actes de mon personnage pour que les autres joueurs puissent aller dans mon sens ?
Quelques solutions métafictionnelles
Une première solution serait de type préparatoire. La création de personnages est un moment crucial, profitez-en pour établir la vérité de votre avatar, quite à la faire évoluer en cours de partie. Assurez-vous que tous les participants savent quel est votre concept. Certains jeux comme Burning Wheel présentent des mécaniques dont le but est justement de vous aider à cela, en écrivant noir sur blanc ce que votre personnage veut obtenir ou comment il va se comporter. Tenga va plus loin en vous proposant d’indiquer clairement ce que votre personnage désire mais aussi ce dont il a besoin (c.a.d. son karma, ce que son créateur veut pour lui) – un concept souvent utilisé en création de films ou de romans. Il vous faudra cependant souvent préciser dans quel type de registre votre personnage devrait s’insérer, afin que la table ne prenne pas votre Hamlet pour un rigolo ou votre Rincevent pour un archimage de talent. L’avantage est qu’il est ici facile de modifier vos envies en fonction de celles des autres : si vous sentez que cela coince, baissez d’un cran et faites une autre suggestion (et si rien ne marche, jouez le jeu tout en proposant de tester un jour quelque chose de plus « profond », ou posez-vous des questions quant à votre place dans le groupe).
La deuxième solution est assez brutale : faites une pause dans l’action. Composez le signe « temps mort » avec vos mains et énoncez clairement vos intentions de joueur. Vous pouvez aussi le faire si ce sont les actions d’un autre PJ que vous ne comprenez pas (cet outil est par exemple très efficace entre les mains d’un meneur de jeu qui veut avoir toutes les clefs en main pour mieux accompagner le joueur dans son solo de fiction). Mieux vaut suspendre l’immersion une seconde que l’empoisonner à petit feu par incompréhension. Notez que cette technique marche aussi très bien pour désamorcer un malaise à la table.
La troisième solution est la paraphrase. Vous pouvez sur-décrire les gestes, intonations de voix, expressions faciales de votre personnage pour montrer qu’il y a autre chose derrière ; vous pouvez exhiber ses pensées ; vous pouvez même vous emparer de la mise en scène et des interactions avec le monde. Si votre vilain PJ détrousse ses camarades et tente de s’enfuir, décrivez le plancher qui grince fortement sous ses pas. S’il agresse un ami par mal-être, évoquez ce que disent ses yeux que sa bouche tait. Certains participants pourraient ne pas apprécier que vous preniez autant de pouvoir sur la fiction, surtout si vous opérez dans le cadre du jeu de rôle classique où ce pouvoir est l’apanage du meneur de jeu. Il vous faudra sans doute faire preuve de précautions ou évoquer le sujet dans un éventuel debrief, mais c’est un outil extrêmement puissant dont il serait dommage de se passer.
La quatrième solution, que m’a soufflé Manuel Bedouet, est la mise en place de signaux permettant par le biais d’un langage non verbal ou minimal de commenter la fiction. On parle dans certains jeux de safe words inspirés du BDSM pour permettre aux joueurs de communiquer un malaise profond et de suspendre la partie, mais on pourrait fort bien utiliser ce même principe pour indiquer aux autres de prendre du recul par rapport aux actes de son personnage.
La cinquième solution passe par le biais de mécaniques servant à nuancer l’action, à détailler ses origines et sa méthode. Je pense notamment à des jeux à base d’aspects comme Spirit of the Century qui permettent de montrer de façon mécanique les raisons profondes, parfois cachées, d’une action (« mon personnage est un ‘Voleur Invétéré’, ce n’est pas personnel »). De tels systèmes autorisent également à faire intervenir dans le tests d’éventuels défauts (« je te cogne, je fais intervenir mon aspect ‘Ne respecte que la force' ») ; le problème ici est que le trait n’intervient que de façon basique, sous la forme de bonus, et n’accepte pas la possibilité que l’on pourrait vouloir échouer. Souvent, les conséquences de telles actions sont de plus gérées de façon très basique (« je te tape, je te fais des dégâts » ; « je réussis à te voler, je disparais avec l’argent »).
La sixième solution est surtout apportée par les systèmes de résolution qui opèrent par enjeux et non par actions – en gros, au lieu de surdécouper une scène et de dire quinze fois « je le frappe », ces systèmes proposent de dire une seule fois « je le frappe dans le but de lui montrer que je suis le plus fort », un unique test résolvant l’ensemble du conflit. Contrairement à l’exemple précédent qui se préoccupait des causes et des modalités, on s’intéresse ici aux conséquences : chaque camp dit à voix haute ce qu’il veut obtenir, et le vainqueur est celui qui obtient ce qu’il voulait. Cette méthode permet déjà une approche fine d’enjeux traditionnels, mais il est en plus possible de la « détourner » : on peut par exemple dire « si je gagne, je le pousse à me casser la figure en lui laissant croire qu’il a gagné à la loyale » ou bien « vous me rattrapez quoi qu’il arrive mais si je gagne, vous prenez mon vol à la rigolade ».
En conclusion
Les solutions potentielles sont nombreuses mais les plus intéressantes sont sans doute celles qui permettent davantage que le sous-titrage d’actions complexes, ces cas n’étant pas suffisamment fréquents pour justifier des règles complexes (à moins de créer un jeu sur l’incapacité des êtres à comprendre ou à communiquer ce qu’ils veulent réellement). Les créations de personnages façon Burning Wheel ou Tenga ont aussi pour avantage de permettre au meneur de jeu de jouer dans le sens de sa table au lieu de lui imposer unilatéralement ses envies narratives. Permettre à un joueur de décrire un peu plus que ses actions c’est aussi lui donner l’occasion d’ajouter de la couleur à son personnage et de mieux l’intégrer au monde qui l’entoure. Stopper l’action ou utiliser des signaux non verbaux est plus limité, mais a le mérite de pouvoir s’appliquer à tous les jeux sans difficultés.
Je rejette quoi qu’il en soit les reproches qui sont souvent adressés à ce type de pratiques. Si la chose est gérée intelligemment, il est possible de concevoir des personnages complexes sans détruire le plaisir de la table au lieu de jouer toujours ces sempiternels PJs qui ne font qu’agir et réagir aux stimuli offerts par le monde. Pour ce faire, il faut des outils appropriés, et une certaine tolérance de la part de chacun : celui qui a des velléités de complexité ne doit pas tirer trop fort, et les autres doivent faire preuve de souplesse.
Un groupe de jeu de rôle c’est un peu comme un groupe de jazz improvisé : on a parfois besoin d’un petit solo de fiction, mais celui-ci n’est jamais aussi beau que lorsque les autres participants peuvent le reprendre et le faire leurs.
Intéressant article. 😉
[…] Mangelune qui a dégainé le premier avec ce très chouette article, qui poursuit sa passionnante série sur le méta en jdr. Et il semblerait que du côté de Radio […]
[…] trouverez sur leur blog respectif l’article de Vivien Féasson et la série d’Eugénie cités durant le […]
[…] trouverez sur leur blog respectif l’article de Vivien Féasson et la série d’Eugénie cités durant le podcast. Ce podcast a été diffusé pour la […]