Frédéric Sintès s’est récemment fendu d’un nouvel article (ici) lui permettant de redéfinir deux de ses anciens concepts : le jeu en mode auteur (en surplomb) et le jeu en mode plaidoirie pour son personnage (au plus près des intérêts de ce dernier). Deux modes de jeu, deux façons de s’approprier le personnage. Deux pôles en fait, s’opposant radicalement, mais dont il serait impossible de se passer totalement tant ils semblent consubstantiels de la pratique même du jeu de rôle (voire de notre rapport au personnage de fiction en général).
La série d’articles n’étant pas terminée, je me garderai bien pour le moment de donner un avis sur cet intéressant premier billet mais j’aimerais en profiter pour parler à mon tour de mon propre rapport à mes personnages voire, indirectement, de mon rapport au jeu de rôle. J’éviterai cependant de céder à une tendance rôliste, à savoir poser ma propre pratique en modèle ; j’ai bien été tenté de parler de « jeu en accompagnement » ou de « jeu en dualité », avant de faire machine arrière – je modéliserai, certes, mais sans essentialiser. Je ferai également l’impasse sur la question de la définition du personnage, ce monstre de Frankenstein (n’est-ce pas ?) qui se situe tout autant sur la feuille, dans mes descriptions et mes mots que dans le cerveau de tous les participants ; je me contenterai de la façon dont j’envisage ma propre relation avec lui.
Parlons-en, justement. J’ai tendance à concevoir cette relation comme une oscillation constante entre effacement (ce qui arrive à lui m’arrive surtout à moi, et ce n’est pas souvent agréable, comme ces fois où je m’engueule avec d’autres joueurs), distance (le personnage est un outil pour lequel je n’ai pas beaucoup d’affects, ce qui peut conduire à des moments dépassionnés – on est proche du mode auteur dépeint par Frédéric) et surtout accompagnement.
En bonne compagnie
Je me faisais cette réflexion tantôt, en retrouvant de vieilles feuilles de personnage dans un classeur bleu abîmé par l’usage : j’avais l’impression de me retrouver devant les photos d’anciennes amitiés, d’anciennes amours même ; me revenaient encore chargés d’émotions les souvenirs des aventures traversées ensemble, avec à la traîne l’envie douce, impossible, de se revoir une fois encore, pour un dernier rendez-vous.
Quand les choses se passent bien pendant une partie, j’ai le sentiment de vivre la relation au personnage comme quelque chose qui avoisinerait l’amitié forte, la complicité, la relation amoureuse apaisée même. Je me découvre soudain un faux jumeau avec lequel partir en aventure, l’espace d’une session ou même, encore mieux, d’une campagne toute entière. Tout ce que nous vivrons, nous le vivrons ensemble, côte à côte, construisant peu à peu ces souvenirs communs qui font tout le sel de la relation à l’autre – à l’autre soi en fait, l’alter ego. Ce n’est finalement pas très différent de ce que je peux ressentir parfois devant un film, un jeu vidéo narratif, ou en lisant un livre particulièrement prenant : cette sensation de connaître l’autre mieux que je ne pourrai jamais connaître mes proches. Car même en jeu de rôle, je ne suis pas véritablement aux manettes ; j’encourage le personnage, le pousse dans certaines directions, l’invite à révéler son plein potentiel. Il y aura des moments où je serai fier de lui, où je me dirai « ça, c’est tellement elle » ou bien « j’aurais réagi comme lui ». Il y aura aussi des moments où je devrai le laisser aller là où je sais qu’il ne devrait pas, parce que faire autrement serait aller contre sa nature (ce pourquoi il m’arrive souvent d’employer l’expression « vérité de mon personnage », désignant cet amalgame d’influences qui permet à ma création d’échapper à mon contrôle conscient absolu).
Si le lien fait preuve d’une relative souplesse, il est aussi possible que celui-ci se déchire, exhibant la superficialité de la relation dans toute son horreur. Quand le jeu révèle une de facette de mon alter ego qui, au lieu de le complexifier, le rend soudain impossible à mes yeux ; quand les autres participants me renvoient une image de lui très différente de celle que j’avais en tête voire nient violemment le peu de réalité qu’il possède ; quand les règles déchirent son identité ; quand, enfin, mon interprétation se révèle en-dessous de ce que le personnage mérite.
On se retrouve de l’autre côté
Ce dernier point mérite approfondissement. Parce que je préfère jouer en confort ou parce que je veux éviter de briser l’illusion du personnage, j’incarne très souvent des personnages un peu punks, cyniques ou laconiques, qui préféreront envoyer paître quelqu’un plutôt que se lancer dans de grands discours ou des grandes démonstrations émotionnelles, tout simplement parce que ce sont des moments où je risque fortement de ne pas être à sa hauteur.
Pour ces raisons, je salue la possibilité en jeu de rôle de pouvoir régulièrement prendre mes distances et basculer à la troisième personne du singulier, ou résumer une partie de la discussion en me concentrant sur un moment saillant : je ne le fais pas pour me protéger de mon personnage, mais quelque part pour protéger mon personnage de moi. Quelques-uns des moments les moins épanouissants de ma vie de rôliste ont été des murder parties et autres grandeurs natures, où le personnage était tout simplement collé avec moi sans distanciation salvatrice ; asphyxié prématurément par ma présence embarrassée ou incapable de venir au monde, celui-ci me laissait inexorablement seul dans un costume ne m’appartenant pas.
En jeu de rôle sur table, les règles, avec leur capacité à résumer de manière bien encadrée les moments les plus délicats – les combats, les manipulations complexes, les discours grandiloquents, les connaissances techniques avancées – me permettent de protéger mon alter ego de mon ignorance, et de maintenir le lien au moment même où lui et moi ne devrions plus pouvoir avancer main dans la main. Ce ne sont que des ellipses, et la séparation reste de courte durée.
Ce n’est qu’un au revoir
Phénomène répandu ou forme douce de schizophrénie ? Cette approche de la relation au personnage n’est certainement pas nouvelle et trouverait quelques éléments de réponse dans les travaux traitant de l’illusoire unicité de nos identités. « Car je est un autre » disait Rimbaud dans une lettre : nous ne sommes pas d’un seul bois, et l’on peut se demander si le jeu de rôle, plus encore que les autres formes de fiction, n’est pas l’occasion rêvée d’enfin sortir de soi ces morceaux qui nous habitent en silence pour les contempler.
On pourra également se demander à quel point ces créations ne constituent pas des instantanés de notre intériorité, une carte fictionnelle de nos aspirations et de nos goûts. Ce sentiment nostalgique qui peut nous envahir en les retrouvant après plusieurs années, n’est-il pas le même que celui que l’on peut ressentir face à une vieille photo, face à ce visage si proche et paradoxalement si distant, si différent ?
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