Note : je vais parler ici de jeu de rôle « traditionnel » pour plus de commodité, mais je suis persuadé qu’un grand nombre de jeux dits « alternatifs » participent des mêmes procédés.
Que de temps passé depuis le dernier article sur la grammaire ! Nous étions pourtant loin d’avoir fait le tour des gestes susceptibles d’être effectués au cours d’une partie de jeu de rôle. Malheureusement, matière et temps me manquent pour avancer comme je le voudrais, la seule méthode efficace consistant à disséquer des parties enregistrées avant de procéder à des regroupements.
Du temps… des parties enregistrées … ça tombe bien, c’est justement ce qui m’a donné l’idée de ce nouveau billet – une partie de 2D6+Cool sur Daitoshi Underground pour être précis[1]. Pas besoin d’écouter la partie pour comprendre mes délibérations (faites-le juste pour votre plaisir) car c’est en réalité un phénomène assez courant.
Un jeu en deux temps
Commençons par rappeler la nature malléable, fabriquée, du temps imaginaire, et ce que produit sa combinaison avec la temporalité linéaire d’une discussion (in fine, toute partie de jeu de rôle est une conversation, comme le rappelle Apocalypse World). Nous n’accédons au monde imaginaire que par le biais du langage et ne pouvons nous concentrer véritablement que sur un locuteur à la fois, peu importe le nombre de joueurs dans la partie. Malgré ces contraintes, le jeu de rôle traditionnel s’entête à envisager le monde imaginaire comme une réalité seconde, virtuelle, dotée d’une temporalité « réaliste » et de personnages indépendants capables d’agir simultanément. Il s’agit là, bien entendu, d’une construction mentale et non d’une réalité : si je peux dire « pendant que le personnage de Léa tire, le mien bat en retraite », je ne peux en revanche pas décrire mon action en même temps que Léa décrit la sienne (sauf à vouloir créer une cacophonie autour de la table de jeu).
Cela étant posé, on peut se demander quels phénomènes cette dichotomie temps imaginaire/temps réel encourage :
D’abord, une tendance au découpage séquentiel du temps imaginaire. L’exemple le plus évident est celui du combat : la plupart des systèmes de jeu préfèrent faire agir les combattants les uns après les autres plutôt que risquer des embouteillages. Il y a, en quelque sorte, correspondance (faible) entre les deux mondes : je parle après mon ou ma camarade, mon personnage agit après le sien. Pas de conflit temporel possible.
Ce parallélisme entre temps imaginaire et temps réel s’étend aussi au reste de la partie – une action à la fois, en suivant l’ordre de prise de parole des joueurs, les personnages évoluant en quasi-décalage[2]. Contrairement aux combats cependant, les choses ne sont pas aussi formalisées pendant la partie (le basculement d’une contrainte faible à une autre, forte, peut ainsi se faire à l’aide d’une formule consacrée de type « Initiative ! »).
Ne quittez pas la route d’imbriques jaunes
Cette absence de formalisation autorise ainsi des exceptions, des cassures du parallélisme en quelque sorte : d’un simple « pendant ce temps, moi… », je peux insérer dans la conversation une proposition censé prendre place en même temps que la précédente ou même avant et donner ainsi naissance à un échange imbriqué[3].
Cet échange imbriqué :
- Casse la séquentialité temporelle de la partie (le temps est comme figé, au ralenti voire rembobiné).
- Est susceptible d’interrompre l’échange en cours (ma proposition est alors une interruption).
L’interruption peut, par exemple, avoir lieu parce que la proposition principale vient tout juste d’être faite et n’a pas encore été entièrement validée :
Léa : je lui tire dessus !
MJ : ok ta balle part…
Moi : attends, avant qu’elle fasse feu, je dis « Léa, déconne pas, il en vaut pas la peine ».
MJ : ok. Léa ?
Léa : je lui tire dessus !
MJ : ok, ta balle part et le frappe en plein front. Il s’effondre[4].
Parce que la proposition imbriquée joue avec le temps imaginaire, les risques de voir apparaître des invalidations rétrospectives augmentent (surtout si d’autres joueurs profitent de l’ouverture ainsi créée pour venir imbriquer leurs propres propositions). Une nouvelle succession d’échanges apparaît, qui annule la succession précédente.
Cela peut rester simple :
Léa : je lui tire dessus !
MJ : ok ta balle part…
Moi : attends, avant qu’elle fasse feu, j’ai le temps d’agir !
MJ : ok tu fais quoi ?
Moi : je dis « Léa, déconne pas, il en vaut pas la peine ».
MJ : ok. Léa ?
Léa : je te braque toi en gueulant « ah oui ? On voit bien que c’est pas toi qu’il a fait souffrir ! »
Moi : je lève les mains en l’air en signe d’apaisement et[5]…
La multiplication des imbrications et suppressions peut aussi prendre une tournure labyrinthique : le groupe peut se retrouver avec des propositions invalidées, d’autres laissées intactes et d’autres encore potentiellement invalidables mais attendant que les participants se mettent d’accord sur leur statut[6].
Quand les choses deviennent ingérables, il arrive ainsi que quelqu’un·e (souvent le ou la MJ) instaure un véritable « temps calme » durant lequel les interruptions sont réduites au strict minimum, le temps de remettre les choses à plat. Dans ces cas là, il peut arriver que les propositions soient mises en parallèle, leur validation repoussée au moment où le ou la MJ aura toutes les clés en main pour pouvoir décider.
MJ : oh oh, du calme ! Je reprends : Léa, ton personnage tire. Vivien, le tien tente de la raisonner, c’est ça ?
Moi : c’est ça.
Léa : oui.
MJ : Malik, le tien fait quoi pendant ce temps ?
Malik : hein ? Je sais pas, rien a priori, il a pas le temps de réagir.
MJ : très bien. Vivien, fais-moi un test de Persuasion.
L’insert
Pour ceux qui ont envie de faire coexister plusieurs éléments de l’univers imaginaire sans verser dans la séquentialité ni risquer le labyrinthe des imbrications, il y a toujours la solution de l’insert.
L’insert est une interruption sans gravité, une proposition imbriquée mineure qui n’appelle normalement qu’une validation de principe et surtout n’agit pas directement sur la proposition principale voire ne risque même pas de l’influencer[7].
Il s’agit là d’un détail qu’un·e participant·e tient absolument à insérer dans la narration. Pour éviter d’empiéter sur la proposition principale en cours de validation, ce détail est souvent de nature cosmétique, illustrative, commentative.
Quelques exemples d’inserts :
- « Voyant que tu te lances sur la voiture, mon personnage lève les yeux au ciel en soupirant[8] ».
- « Tu cours, et je me lance vers toi en hurlant « Noooooooooon » au ralenti, mais trop tard. »
- « Je me bats avec mes gardes et du coup je vois pas du tout ce que tu fais, sinon je t’en empêcherais crois-moi ».
- « Au moment où elle rend son dernier soupir, un pétale tombe de la fleur posée près de la fenêtre. »
L’insert peut aussi servir à introduire un « fusil de Tchekhov » rôlistique – un détail qui permettra par la suite de justifier une action lourde de conséquences. L’importance potentielle d’un tel événement augmente cependant les risques d’interruption et/ou de recatégorisation de l’insert en proposition de plein droit.
MJ : « Pendant que tu le regardes dans les yeux, tu ne vois pas le pistolet qu’il sort lentement de son étui ».
Moi : wow minute là, j’ai pas droit à un test de Perception ?
Je ne saurais enfin passer à côté de « l’insert méta », qui apporte au monde imaginaire un regard clairement identifié comme extérieur :
- « J’étais sûr que tu tenterais la boule de feu ! »
- « Jolie utilisation du sort de Charme Personne. »
- « C’te chance, c’est pas humain… »
- « Complètement pété ce jeu. »
Je vous renvoie ici à ma série d’articles sur le méta. Le but de ces commentaires est souvent de maintenir le jeu au détriment de la perfection formelle de la narration : nous voulons participer, être en contact avec l’autre, commenter, être ensemble. Attention cependant : les interventions méta qui ont pour effet de donner un autre tour à la conversation doivent être considérées comme des propositions, des invalidations, etc. :
Moi : attends mais il a pas le droit d’utiliser de boule de feu dans une sphère d’antimagie !
MJ : ah oui tiens.
Conclusion
Ainsi, la rencontre entre un médium langagier et la dimension intercréative du jeu de rôle (pour reprendre le terme de Coralie David) a conduit les participants à toutes sortes de stratégies plus ou moins conscientes visant à donner corps à un univers virtuel dans lequel leurs personnages pourraient exister « comme de vrai ». Pour des personnes s’intéressant au jeu de rôle comme support artistique à part entière, ces contraintes pourraient également constituer un véritable lieu de jeux stylistiques.
Nous n’avons certainement pas couvert le temps rôlistique dans son ensemble, et il nous reste au moins un point crucial à traiter, qui devra malheureusement attendre : celui des questions, qui brisent la séquentialité des actions, et sont susceptibles de créer des échanges imbriqués.
[1] Voir ici https://www.youtube.com/watch?time_continue=181&v=x-H4Mabdpf0&feature=emb_logo ici (la partie qui m’a le plus inspiré se trouve 29’ après le début environ)
[2] Notons que cette nature séquentielle du temps de la partie rend transposable en jeu de rôle la stratégie de montage cinématographique appelée montage alterné : deux actions censées avoir lieu en même temps sont rendues alternativement, bout par bout. Le pauvre type qui essaie de forcer la serrure de sa porte, puis sa tortionnaire en train de rentrer des courses, le pauvre type qui essaie de fuir par derrière, la tortionnaire qui fait entrer la clé dans la serrure, etc.
[3] J’ai hésité avec « échange parallèle », puisque l’action secondaire est censée prendre place en même temps que la principale, mais « échange imbriqué » me permet de garder l’idée que le temps de la partie est en réalité linéaire – les deux actions ne sont simultanées que dans nos têtes de joueurs.
[4] On peut éventuellement
écrire cet exemple ainsi : « P1(I2V2)V1 » avec P pour proposition,
V pour validation et I pour interruption. On pourrait également le voir comme
ça « P1P1P2P2P1V1 ».
[5] On peut
écrire cet exemple : « P1(I2V2)P1P3V3 ». Ou bien encore
« P1P1P2V2P3V3 ».
[6] On pourrait ainsi rajouter une caractéristique aux propositions (voir le billet 4 sur la grammaire) : proposition « validée », « invalidée » et au « statut incertain » (potentiellement effacée, potentiellement invalidée, validée par certains joueurs mais pas d’autres, etc.).
[7] En réalité, il serait plus judicieux de parler de plan de réaction ou de plan coupe comme au cinéma, mais on ne parle pas de plans en jeux de rôle (si on excepte ceux qui se passent sans accroc).
[8] Certains gestes non-verbaux peuvent éventuellement être considérés comme des inserts : si je lève ostensiblement les yeux au ciel en soupirant comme le ferait mon personnage, je commente bel et bien l’action en cours.
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